En Espagne, à partir du 12 août 2021, les plateformes de distribution de repas vont être obligées de salarier leurs livreurs indépendants. Elles avaient trois mois pour se conformer à cette nouvelle législation. L’idée n’a d’ailleurs pas plu du tout à Deliveroo, qui menace de cesser ses activités dans le pays. Une réaction que l’on peut trouver en quelque sorte logique, car être obligé de salarier des fournisseurs de services en masse (alors qu’ils sont indépendants), n’est pas du tout une mince affaire. Surtout si l’on considère que cette nouvelle législation oblige non seulement les plateformes à cotiser pour que les quelque 30.000 livreurs espagnols puissent bénéficier d’une couverture sociale, mais de plus elles devront soumettre à l’approbation des syndicats, les paramètres des algorithmes qui donnent aux livreurs les informations sur leurs tournées. Autant dire que les choses vont être compliquées si les syndicats s’en mêlent et les Espagnols vont devoir attendre un peu plus longtemps pour que leurs repas arrivent dans leurs assiettes.
A qui profite ou profiterait la manœuvre ?
Inutile de chercher midi à quatorze heure pour savoir qui est à l’origine de la manœuvre…
Au-delà des bonnes intentions affichées par l’Etat espagnol, se cache une volonté d’aller chercher un juteux magot qui échappait à ce dernier jusqu’ici. Récupérer les cotisations sociales de 30.000 livreurs, cela vaut bien de se pencher sur une petite législation, même s’il faut prendre le risque de faire fuir les entreprises. Après tout, le jeu en vaut la chandelle. Et cette dernière pourrait même avoir une petite sœur et s’étendre à l’ensemble des professions de la Gig Economy (économie à la tâche). Et là, ce sont les acteurs historiques mis à mal par les plateformes qui pourraient bien entrer dans la course. On voit bien le lobby des taxis exiger la même chose pour le service de VTC d’Uber entre autres exemples.
Faire fuir les entreprises ou faire s’écrouler le système ?
L’Espagne n’est pas le seul pays à avoir eu cette idée. La suisse a déjà mis en place le même système à Genève pendant le confinement en 2020. Les démocrates californiens sont quant à eux pratiquement arrivés à leurs fins en ce qui concerne les chauffeurs Uber, mais c’est finalement un référendum national (Californie) qui a tranché en novembre dernier, aboutissant à la Proposition 22 (en gros le maintien des choses telles qu’elles sont). Cet exemple est absolument remarquable car il démontre le souci pour une population de continuer de jouir d’un outil efficace et peu coûteux. Du moins au regard de ce que son homologue de l’économie traditionnelle ne veut tout simplement pas offrir. Il serait donc intéressant d’interroger nos trois acteurs espagnols concernés à ce propos. Cette nouvelle législation – qui rappelons-le oblige les plateformes à salarier les livreurs – va-t-elle en effet, dans l’intérêt de la population – une salarisation entraîne toujours un coût supplémentaire du service – voire même dans l’intérêt des livreurs qui ont trouvé un travail sans devoir passer par les étapes officielles ? C’est de fait, un avantage non négligeable qu’un livreur puisse être indépendant plutôt que chômeur. D’autant plus que même si Deliveroo restait sur le territoire espagnol, il est possible que l’entreprise limite fortement l’accès à la plateforme pour les livreurs, et leur impose des rendements largement plus contraignants que ceux qu’ils exécutent librement aujourd’hui. Un auto-entrepreneur travaille quand il le veut, mais ce n’est pas le cas d’un salarié.
Quoi qu’il en soit, Uber Lyft ou Deliveroo, ne peuvent bien entendu pas tout quitter du jour au lendemain car – et ça les autorités du monde entier le savent – rompre avec un pays, c’est une chose, mais rompre avec son business model en est une autre. Et la démarche du gouvernement espagnol semble avoir du succès aussi dans plusieurs régions du monde. Néanmoins si les plateformes luttent en ce moment sur le plan juridique contre ce type de législation, il est clair qu’en amont, elles se rendent bien compte que si elles n’engagent pas une rupture avec leur propre système, elles seront encore – pour bien des années – vulnérables à ce type d’attaque. C’est d’ailleurs pour cela que Uber diversifie le plus possible ses activités. Et dans ces activités se trouvent par ailleurs le développement des systèmes qui permettront dans l’avenir, le transport autonome des gens et des marchandises. Même si parfois – en cas de période de crise – l’entreprise est obligée de se défaire d’acquisitions qu’elle a faites auparavant.
Finalement, c’est le système…
Les concernés pourraient se satisfaire d’avoir finalement gagné la guerre contre certains géants technologiques anglo-saxons. Mais ceux-ci se trompent, car ils bouleversent le bon déroulement d’un processus que l’on pourrait qualifier de techno-naturel. Ce qu’il faut voir au-delà de cette législation, c’est avant tout le manque de volonté (entraîné par la peur du changement) de se tourner vers le futur. Et dans les autoroutes qui vont nous mener vers ce futur, se trouve aussi celle de l’ubérisation (ou de la Gig Economy). Les institutions s’enfoncent de ce fait, dans une voie qui va accélérer les différentes étapes qui doivent nous mener à une généralisation de la robotisation. Au risque, bien entendu, d’une part de creuser un fossé radical entre le système qu’il ont voulu maintenir en place et celui qui va finalement s’imposer à eux (ce qui est déjà le cas aujourd’hui). De plus – et ce n’est pas mieux – le risque est grand de se faire pulvériser par des régions du monde qui ont fait preuve d’ouverture d’esprit, quand il fallait le faire.
Ce qui m’échappe tout particulièrement, c’est que ce sont les syndicats et le patronat qui ont bouclé un accord avec le ministère du travail espagnol pour mettre en place cette nouvelle législation (loi Riders). Or ce sont deux entités qui n’ont finalement rien à voir dans l’histoire. Bien au contraire car, si Gig Economy il y a, c’est justement parce que le patronat n’est pas en mesure de donner suffisamment d’emplois à la population active et de plus, il n’est pas non plus capable de répondre efficacement aux besoins (envies) de la population. Quant aux syndicats, leur fond de commerce réside plutôt dans la protection des salariés (et pas forcément dans celle des indépendants)…
Si on peut comprendre – et encore, il s’agit ici d’une logique syndicale qui est loin d’être universelle – que les syndicats s’en sont mêlés pour protéger leurs petits camarades livreurs oppressés par les grandes méchantes plateformes américaines et anglaises, l’intervention du patronat me semble ici, inadéquate.
Bien entendu vous allez peut-être me dire qu’il est normal que les partenaires sociaux (l’administration, les syndicats des patrons et les syndicats des travailleurs) soient les acteurs nécessaires dans la prise de telles décisions et si c’est le cas, je vous répondrais et bien non !
Nous parlons ici d’un monde qui leur échappe, sauf apparement quand cela les arrange !