« Que dirai-je de sa maîtrise du pouvoir mécanique et du gaspillage qu’elle en fait ? Que dirais-je du dénuement où vit la communauté de son peuple et de la richesse où vivent en son sein les ennemis de cette communauté ? Que dire de la stupéfiante organisation qu’elle a mise sur pied . . . pour une vie de pure misère ! [ ] L’espoir qui habitait les temps passés s’était évanoui : les combats millénaires de l’humanité n’avaient abouti qu’à ce chaos sordide, absurde et laid ; il me paraissait que dans l’immédiat le futur dût aggraver l’ensemble des maux présents en balayant les derniers vestiges du temps où l’immonde grisaille de la civilisation n’avait pas encore placé l’univers sous sa coupe. Tristes perspectives, assurément ! » 21.
C’est en ces termes que William Morris s’exprimait en 1894, sur les conséquences de la première révolution industrielle, dans un texte intitulé Comment je suis devenu socialiste. Morris s’étant rattaché à la cause socialiste, traitait amèrement des conséquences liées à la mécanisation et ne cachait pas ses penchants pour une nouvelle révolution, terme qu’il préfère à celui de réforme : « Susciter l’espérance parmi la foule des opprimés et la peur chez les autres, la poignée d’oppresseurs, telle est notre mission »22. Beaucoup ont encore du mal à y croire, mais le fait de mettre en avant la dignité de l’être humain a aujourd’hui peu de chose en commun avec la prétendue cause socialiste contemporaine, et avant tout, il convient de nous plonger en détail dans ce qui caractérise cette disproportion. Effectuons tout d’abord un retour en arrière sur l’impact des deux premières révolutions industrielles et lisons le testament que nos prédécesseurs nous ont légué…
D’un point de vue historique (pré-seconde guerre mondiale), le développement du capitalisme, des techniques de production et des moyens de communication se déroule en deux phases à partir du XVIII° siècle. La première est marquée par le développement de la mécanisation utilisant la vapeur, par le développement du chemin de fer et par celui de l’apparition du télégraphe. La seconde phase commence dans les années 1880 avec le développement de l’électricité et se poursuit avec celle du moteur à explosion (utilisant le pétrole) et celle du téléphone à la fin du XIX° siècle.
Si l’on ne peut pas dire que la première révolution industrielle aie eu un impact humain aussi positif que celui de la deuxième, on peut néanmoins lui accorder quelques succès, dont notamment la remise en question du travail des enfants, qui débutera en France en 1841 et qui interdira le travail des moins de huit ans, le travail de nuit et imposera la réduction du temps de travail à huit heures par jours jusqu’à 12 ans (ce qui peut paraître maigre aujourd’hui, mais néanmoins c’était déjà cela de gagné). Elle a aussi créé les conditions nécessaires qui ont mené à une issue plus positive du statut d’ouvrier, notamment avec des gens comme William Morris ou Victor Hugo qui se sont engagés pour une amélioration des conditions de travail des ouvriers, ce même si le processus fut lent (plus d’un siècle).
On pourrait néanmoins croire que la généralisation de l’enseignement, à la fin de la première révolution industrielle a été significative en termes de progrès sociaux, mais…
Que l’alphabétisation ait largement contribué aux progrès techniques et scientifiques en élargissant la connaissance et le savoir à toutes les couches de population (ou presque) est une chose indéniable. Mais il s’agissait avant tout de remplir les usines avec une main d’œuvre disciplinée (première chose que l’on apprenait à l’école) et capable de lire les informations transmises par la hiérarchie. Là, est né ce système dans lequel nous vivons encore aujourd’hui. J’en parlais dans l’introduction de ce livre, là est véritablement né le vieux couple…
Nous envoyons encore aujourd’hui nos enfants dans les écoles pour les transformer en petits soldats dociles, capables d’alimenter la machine industrielle, financière ou agricole. Tout ceci coordonné par une administration qui y trouve bien son compte. Mais Jules Ferry n’a pas imposé l’école en France pour des raisons éthiques, ni pour la postérité. Si vous croyez cela, il serait grand temps de vous en faire une raison. L’industrie et l’Etat se sont rencontrés à un moment de l’histoire et ont contribué à construire un système qui a tenu plus d’un siècle, mais malheureusement pour ce vieux couple, le déclin a commencé en 1998 avec la venue de Google.
La première révolution industrielle répète en fin de compte, le problème des luttes des classes qui traversent l’histoire : l’asservissement d’une population par une minorité, l’ignorance de cette minorité de sa nature comme oppresseur, la conscience de la misère bien qu’elle soit ignorée, le ressentis de la part de cette minorité de tout perdre dans le cas d’une réforme (ou d’une révolution), la peur des autres (la majorité) de tout perdre en cas de rébellion (Morris). Ce sera aussi celui de la deuxième révolution industrielle, mais au contraire de la précédente qui perpétue un système qui maintient l’individu dans la misère, elle aboutira à l’amélioration des conditions de travail et des droits des salariés (pour les pays occidentaux) dans le courant du XX°siècle, tout en conservant une certaine forme d’asservissement. Elle donnera aussi aux populations occidentales un confort de vie qui n’avait jamais été atteint jusque là dans l’histoire. Et ce, à tous les niveaux : accès aux produits de grande consommation, accès à l’électricité, accès à la mobilité individuelle, accès aux télécommunications, accès à la santé notamment de part une amélioration conséquente de l’hygiène publique mais aussi privée (apparition de la salle de bain, démocratisation des produits d’entretien, etc) et enfin accès à l’enseignement secondaire et supérieur. L’âge de l’accès a véritablement commencé à la fin du XIX°siècle, mais il était bien différent de celui théorisé par Jeremy Rifkin, un peu plus de 100 ans plus tard.
Pour en revenir à ce dernier, on peut toutefois débattre du sort de l’ouvrier à l’issue de la deuxième révolution industrielle. Les syndicats – j’en suis certain – ne manqueront pas de me jeter la première pierre, mais il n’a cependant plus rien à voir avec celui de ce dernier dans les premières années du XX° siècle. Ce qui différencie fondamentalement ces deux révolutions, c’est que les évolutions techniques et commerciales visaient très clairement cette même population qui travaillait dans les usines. Même si Morris argumentait dans le sens contraire, « mais seulement en apparence, puisque le salaire du travailleur ordinaire a tendance à glisser au même rythme que les prix »23, ce qui n’est pas faux. Jeremy Rifkin dans L’âge de l’accès (2000) note que la notion de propriété s’est très vite transformée en un « droit de possession d’usage et d’aliénation des biens circulant sur le marché [ ] Le foyer lui-même n’était plus un espace de production mais un espace de consommation« 24. Rifkin en réfère à l’historien du travail Harry Braverman qui rappelle qu’à la fin du XIX°siècle, la majorité des choses nécessaires à une famille faisait encore le sujet d’une production à domicile. Dans les bassins miniers, la nourriture était produite sur place par l’intermédiaire de la micro-agriculture et l’élevage de volaille. Les vêtements des femmes et des enfants étaient aussi fabriqués à la main, ce qui explique entre autres la popularité des machines à coudre Singer25. Les enfants d’immigrants « éblouis par le rêve américain [ ] convoitaient les produits du commerce et se sentaient gênés par l’instance de leurs parents à vouloir consommer des produits faits à domicile [ ] soit on était « moderne », soit on était vieux jeu » »26. C’est le début de la production industrielle de masse qui commence dans les années 1880 et qui se prolongera tout au long du XX°siècle pour être finalement remise en question (logiquement) lors de son apogée, à partir des années 60, puis de manière plus générale au début des années 2000 et en particulier comme nous l’avons vu plus haut après la crise de 2008.
Le pouvoir d’achat, augmentant progressivement tout au long du XX°siècle, offrait au monde industriel une nouvelle clientèle qui n’était autre que celle à qui il donnait lui-même ce pouvoir d’achat. Plus le salaire est élevé, plus on dépense d’argent, forcément. La seconde révolution industrielle a généré l’essor de la démocratisation des biens et par la suite des services. Parfois par les entrepreneurs eux-mêmes (bien que les états soient à la base d’une grande partie des améliorations liées au droit du travail), comme Henry Ford qui pense selon la logique : « Qui va nous acheter nos voitures si les ouvriers n’ont pas d’argent ? « . Il engage d’ailleurs lui-même son entreprise dans l’amélioration des conditions de vie des ouvriers qui travaillent pour lui. Par exemple, en juin 1914, il double le salaire de ses employés et réduit le temps de travail à huit heures par jour (ce qui deviendra une loi en France le 23 avril 1919). Autre exemple, en 1926 il engage la semaine de cinq jours et ne produit plus le samedi et le dimanche.
Ironie du sort, tout en condamnant le socialisme, les capitalistes américains ont fait avancer les droits des ouvriers. Sans lui lancer des éloges, rappelons à ce propos son antisémitisme et son attachement au parti Nazi, ce qui le dispense d’être qualifié d’humaniste, Henry Ford a engagé néanmoins le monde dans un processus de démocratisation d’un produit qui était auparavant inaccessible pour un ouvrier. Mais il a aussi engendré un processus de consommation dont nous ne pouvions toujours pas sortir jusqu’à l’explosion de l’économie du partage dans les années 2010. A savoir, le processus par lequel le travail dépend de la consommation et la consommation dépend du travail…
D’un point de vue géographique, la première révolution industrielle a provoqué un regroupement des habitants venant des campagnes sur des locations urbaines, caractérisées par des habitations mitoyennes identiques, des immeubles et des grattes-ciels. Un chaos sordide, absurde et laid, pour reprendre les termes de Morris, dans lequel l’hygiène est rudimentaire, les divertissements sont nombreux et parfois dangereux (prostitution, alcool, jeux d’argent, etc.), les prix sont élevés par rapport au pouvoir d’achat, la criminalité est omniprésente avec toutes ses conséquences (violence, corruption, racket, etc) ou encore la surpopulation n’arrange en rien les prix et les conditions d’hygiène. Tous ces éléments ne sont bien entendu pas de nature à sortir l’individu de la misère dans laquelle il se trouve déjà.
La seconde révolution industrielle quant à elle, à été marquée par un besoin toujours plus exigeant d’infrastructures. Ce qui a généré la construction des zones d’habitation cossues en banlieues et des parcs industriels autour des capitales économiques ou des villes industrielles secondaires. D’où une explosion des besoins de mobilité. Ce qui contraste avec le chaos des villes, car ces zones sont, à partir de la seconde moitié du XX° siècle, aménagées et pensées en termes de salubrité. La seconde révolution industrielle a de ce fait accentué la concurrence et la centralisation des entreprises vers des grosses agglomérations ou des zones industrielles spécifiques (même si paradoxalement elle entraîne la décentralisation des populations). Concurrence qui d’une part stimule la production, ce qui incite en permanence un état de guerre perpétuelle. D’autre part, la centralisation constitue l’un des élément les plus déterminants de ces deux révolutions industrielles :
« Le téléphone, la radio, et la télévision étaient des formes de communication centralisées conçues pour gérer une économie organisée autour des énergies fossiles centralisées et les innombrables entreprises centralisées qui découlent de ce régime énergétique particulier »27. « Nous avons construit une civilisation sur le pétrole [ ] Nous cultivons nos aliments avec des engrais et des pesticides pétrochimiques. La plupart de nos matériaux de construction [ ] sont faits de combustibles fossiles, et la plupart de nos produits pharmaceutiques aussi. Nos vêtements sont composés pour l’essentiel de fibres synthétiques pétrochimiques. Nos moyens de transport, notre électricité, notre chauffage, notre éclairage – tout cela aussi repose sur l’énergie fossile. [ ] Pratiquement tous les autres secteurs cruciaux qui sont nés de la culture du pétrole – la finance moderne, l’automobile, les compagnies d’électricité, les télécommunications et la promotion immobilière-, et tout ce qui se nourris au robinet de l’énergie fossile, étaient eux-aussi prédisposés au gigantisme pour réaliser leurs propres économies »28.
Chaque révolution industrielle est liée à un esprit capitaliste qui lui est propre. Luc Boltanski estime que le premier esprit du capitalisme était incarné par le bourgeois (ou l’aristocrate), l’entreprise familiale et le lien direct avec les employés29. Ce qui n’est finalement qu’une continuation d’un système aristocratique mis en place depuis plusieurs siècles. Le second esprit est lié à celui du cadre. Le directeur qui se situe au sommet d’une hiérarchie et qui délègue ses pouvoirs méthodiquement à une autre personne, qui en fera de même avec une autre personne et ainsi de suite. Ce deuxième esprit correspond à l’apparition du chemin de fer et à un nouveau modèle économique pour les entreprises qui a généré quatre nouveaux phénomènes : la nécessité de rassembler des capitaux importants, ce qui n’avait jamais été atteint auparavant par des entreprises privées. L’utilisation massive de l’imprimé commercial. La nécessité de travailler avec une main d’oeuvre alphabétisée, capable de lire et de respecter les instructions venant d’une direction fortement hiérarchisée31. Et enfin, le large développement des moyens de communication à distance, caractérisé dans un premier temps par le télégraphe.
Si le premier modèle s’est transmis de générations en générations avec les années, l’entreprise familiale sans avoir disparue, constitue une infime portion du capitalisme relatif à la seconde révolution industrielle. La société anonyme avec ses actionnaires l’ayant supplanté. L’industrialisation et la robotisation de l’agriculture ont de plus, presque éliminé l’artisanat et la production agricole locale. Ce, pour se recentrer sur des structures de productions importantes ou des centrales d’achats chargées de distribuer leurs produits à une large partie de la population, parfois partout dans le monde.
Les deux premières révolutions industrielles ont significativement centralisées les activités humaines, qui auparavant étaient largement étendues et isolées en petits groupes. Par nature, les énergies fossiles entraînent inévitablement le phénomène de centralisation, car elles sont élitistes. On en trouve en effet qu’à certains endroits précis de la planète. L’année 2022, nous l’a d’ailleurs démontré. Ce qui n’est pas le cas avec des énergies renouvelables qui peuvent être produites partout. Dans le premier cas, il est nécessaire de monopoliser des capitaux importants pour les exploiter, puis de les isoler pour les protéger (donc de disposer d’un soutien politique, voir même militaire) et enfin de développer des infrastructures coûteuses pour les acheminer jusqu’au client final32. C’est d’ailleurs aujourd’hui devenu l’une des plus grandes failles de l’économie traditionnelle. La menace de la Russie de couper les robinets de gaz en Europe, pour son soutien militaire en Ukraine, témoigne en plus de sa fragilité.
Les deux premières révolutions industrielles maintiennent une fracture historique entre deux mondes, mais toutefois sans creuser un peu plus l’écart (au regard de l’histoire) : « D’un côté, l’utopie d’un retour à un passé idéalisé (avec ses nationalisations, son économie peu internationalisée, son projet de solidarité sociale, sa planification d’État, et ses syndicats parlant haut et fort), de l’autre, l’accompagnement souvent enthousiaste des transformations technologiques, économiques et sociales (qui ouvrent [ ] sur le monde, qui réalise une société plus libérale et plus tolérante, qui multiplie les possibilités d’épanouissement personnel, et qui font sans arrêt reculer les limites de la condition humaine) »33.
Ces deux positions ne permettent pas, même si on peut admettre qu’elle le purent à une certaine époque, « de résister aux nouvelles formes qu’ont prises les activités économiques »34. Elles sont donc actuellement insatisfaisantes. Pour la première parce qu’elle refuse de voir les aspects positifs de ce que le capitalisme apporte à un grand nombre de gens, et beaucoup feraient bien de se pencher sur ses effets positifs, sans systématiquement mettre en avant les côtés les plus négatifs. Pour la seconde, parce qu’elle en minimise les effets destructeurs.
Voilà donc, ce fameux testament qui nous a été légué par nos ancêtres. Un héritage avec lequel nous vivons toujours aujourd’hui, auquel certains se raccrochent, parfois même en le défendant jalousement…
C’était bien ?
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